Farah Hached a fondé, au lendemain de la Révolution, l’ONG le Labo’ Démocratique. En 2014, elle publie avec un groupe de juristes trois ouvrages sur les archives de la dictature, la police politique et la réforme du cadre juridique des services de sécurité. Alors que le gouvernement vient de publier le rapport final de l’Instance vérité et dignité au Journal officiel, Farah Hached revient sur un des fondements de la justice transitionnelle, à savoir conserver l’histoire et la mémoire à travers la valorisation des archives.
Vous avez dirigé et publié un ouvrage collectif sur les archives des régimes de Bourguiba et de Ben Ali : de quoi sont faites ces archives?
Nous l’avons signalé dans l’ouvrage, il existe une certaine difficulté à expliquer la notion d’ « archives de la dictature ». Nous avons par ailleurs établi trois critères pour tenter de définir ces archives d’une manière générale comme un concept. Primo, le critère de l’organe. Ainsi ces archives pourraient être constituées par les documents appartenant à ces structures : la présidence de la République, le ministère de l’Intérieur, le parti dominant, à savoir le Rassemblement constitutionnel démocratique, des ambassades, d’autres administrations publiques, les milices, quand elles existent, les comités de quartier…On avait exclu de notre champ les archives de l’armée car elles nécessitent des recherches et des analyses spécifiques. Dans ce domaine des purges, des jugements prononcés par des juges militaires par le passé et des procès inéquitables peuvent prolonger théoriquement le périmètre des archives de l’ancien régime. Secundo, le critère du contenu. Car ces archives-là peuvent renfermer plusieurs types d’informations : des données nominatives et personnelles concernant les personnes clés de la dictature ou des opposants au régime, voire des personnes non politisées mais perçues comme telles, des informations sur le fonctionnement des administrations et des données touchant la sécurité nationale. Tertio, la finalité de ces archives. Les archives de la dictature ne relèvent pas du fonctionnement normal des administrations, ni ne sont liées à un but « normal » de sécurité nationale, mais ont plutôt servi la stratégie consistant à installer, renforcer et perpétuer un système autoritaire.
Les archives de l’Instance vérité et dignité ont été transférées aux Archives nationales. Les témoignages audiovisuels des victimes sont restés sous scellés au siège de la présidence du gouvernement. Une loi spécifique est-elle nécessaire pour garantir la sécurité et l’accessibilité de ces documents ?
Il faut distinguer entre les archives de la dictature et celles de l’Instance vérité et dignité. Les premières ont été produites avant la chute de l’ancien régime et les secondes ont pour origine l’IVD. Dans le cadre de notre travail, nous avons préconisé la promulgation d’une loi spécifique encadrant les archives de la dictature afin de les protéger contre les altérations, modifications, subtilisations, manipulations ou destructions. Concernant les témoignages audiovisuels à huis clos où on a dû préserver l’intimité de la personne qui les a accordés, il faut examiner cette question au cas par cas dans le cadre de la justice transitionnelle : la victime a-t-elle demandé que ses propos restent secrets ou a-t-elle témoigné pour que son histoire soit rendue publique ? Il faut appliquer les choix des uns et des autres. Pour ceux qui ont opté pour le secret et la confidentialité, on applique la loi sur les archives du 2 août 1988, à savoir tant qu’ils sont vivants, leurs témoignages restent sous scellés, on ne peut les ouvrir qu’après leur décès selon un délai de 60 ans préconisé par la loi. Dans le cadre des procédures judiciaires, ces témoignages sont accessibles aux magistrats des chambres spécialisées. Mais la loi prévoit également des dérogations en faveur des historiens et les chercheurs.
Que les Archives nationales soient une structure dépendante du gouvernement pose-t-il problème dans le cadre de la gestion future des archives de la dictature et des archives de la Commission vérité ?
Il s’agit d’un sujet que nous avons traité d’une manière approfondie. Quand on a commencé à travailler et surtout à étudier les exemples comparés tels que l’Allemagne, la Pologne, on s’est dit : il nous faut une instance spécifique pour contenir la mémoire et les archives de la dictature et des victimes, tel que l’a recommandé l’IVD. Ce que nous avons découvert au cours du processus de nos recherches et de nos discussions avec les responsables de ces structures dédiées à la mémoire nous a fait changer d’avis. Pourquoi ? Pour deux raisons. La première a trait au coût faramineux d’un projet de mise en place d’une telle instance, qui doit, à la faveur d’un budget considérable, gérer une immense quantité d’archives en plus d’un grand nombre d’activités pédagogiques et éducatives. Est-ce que la Tunisie dans sa situation de crise économique ajoutée à la crise sanitaire actuelle du coronavirus et de son surendettement a les moyens pour le faire ? Je pense que dans les circonstances actuelles, ce projet, notamment pour les dépenses budgétaires qu’il entraîne, n’est pas une priorité pour les pouvoirs publics. Il n’est pas réaliste non plus. La seconde se rapporte au risque de l’instrumentalisation politique d’une telle instance. C’est ce qui s’est passé en Pologne par exemple avec l’accès de la droite au pouvoir, lorsqu’on a touché à la réputation de personnalités politiques en mettant en doute leur crédibilité. Et même si par la suite, on se rend compte que les supputations qui les concernent n’étaient pas véridiques, des soupçons vont continuer à peser sur eux. Ces deux éléments nous incitent à penser que la meilleure solution résiderait dans le transfert des archives de la dictature aux Archives nationales mais qu’elles ne soient pas régentées directement par les AN mais par un comité indépendant constitué de différents membres dont le directeur des Archives nationales et la présidente de l’IVD. Cette recommandation a été faite au temps où la commission vérité n’existait pas encore. Telle a été notre proposition concernant ce sujet : les archives seraient gérées matériellement par les spécialistes des Archives Nationales, qui sont outillés sur le plan de l’infrastructure pour recevoir ce fonds. Il ne faut pas oublier que nous héritons de kilomètres de documents, qui vont comme me l’a dit Hedi Jallab, le directeur des Archives nationales, du petit postite retrouvé sur le bureau d’un président de cellule du parti Etat au dossier de suivi de militants de l’opposition comme Chokri Belaïd ou Sihem Ben Sedrine. Toutefois le contrôle et la responsabilité de ces fonds ne relèvent pas du directeur qui n’est pas indépendant effectivement sur le plan juridique mais de ce comité indépendant. Les Archives Nationales seraient comme des prestataires de service auprès de ce Comité. Pour les archives de l’IVD, je pense qu’on ne peut pas faire abstraction du manuel de procédure de l’Instance et de ses recommandations relatives au traitement de ses documents. L’autre alternative serait que la loi qui mette en place ce comité déjà cité devra élaborer un chapitre sur les archives de l’IVD en les catégorisant au préalable. Le comité est appelé à mener une réflexion sur les spécificités de ce fonds et les possibilités de le traiter.
La loi de décembre 2013 stipule que l’IVD transmet ses archives soit aux Archives nationales, soit à une structure dédiée à ce fonds très particulier. Aujourd’hui que cette structure n’a pas été installée, pensez-vous que les Archives nationales pourront, avec les moyens matériels et humains dont elles disposent, valoriser et vulgariser ces archives ?
Je considère que dans le contexte où nous vivons, à savoir une démocratie en construction, on peut laisser sous l’autorité de ce comité les archives de la dictature. Les questions de vulgarisation et d’éducation par rapport à cet héritage font partie des compétences d’un ministère des Droits de l’Homme, qui aurait parmi ses prérogatives l’application des recommandations du rapport final de l’Instance vérité et dignité. Comme cela s’est passé au Chili, le gouvernement, à travers son Secrétariat d’Etat aux Droits de l’Homme, a repris à son compte les recommandations du processus de justice transitionnelle pour réaliser un certain nombre de réformes et mener des campagnes de sensibilisation et d’information à propos des droits humains. Pour un pays comme la Tunisie avec ses moyens limités, cette alternative peut être intéressante. Poursuivre les objectifs de la justice transitionnelle en Tunisie pourrait être l’un des dossiers prioritaires du ministère auprès du Chef du gouvernement chargé des droits de l’Homme et des relations avec les instances constitutionnelles et de la société civile dirigé aujourd’hui par Ayachi Hammami. Ce ministère transversal peut très bien coordonner des actions avec les ministères de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Culture, de la Femme…Il est temps que le gouvernement prenne ses responsabilités, notamment après la clôture des travaux de l’IVD et la publication de son rapport final. Si on devait faire avec un gouvernement de restauration, on recourrait à d’autres solutions. Or les dernières élections présidentielles et législatives, qui ont été une surprise pour tous, ont démontré le choix des Tunisiens pour des candidats favorables au processus et à leur tête le président de la République.
Justement que peut faire le président de la République concernant le dossier des archives de la dictature et celles de la justice transitionnelle ?
Le Président est le gardien de la Constitution. Par conséquent, il dispose d’un tas de compétences en matière de respect des droits de l’Homme. Et la justice transitionnelle, ce processus qui permet à un pays de passer d’un Etat de dictature à un Etat de droit, est lié aux droits humains. Le Chef de l’Etat pourrait remettre au centre du débat ce dossier, qui semble lui tenir à cœur, en organisant des évènements et en déclenchant des conférences autour de cette thématique. Comme il a des prérogatives en matière de sécurité nationale, il peut initier des réformes en lien avec le ministère de l’Intérieur. Le président de la République a sous son autorité l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites), il peut dans ce cadre lancer des cycles de formation et des actions de sensibilisation destinés aux différentes échelles de décideurs sur les réformes à entreprendre dans cette période de post-IVD, où les recommandations de l’Instance attendent d’être concrétisées sur le terrain.
Comment les pays de l’ancien bloc communiste sur lesquels vous avez travaillé ont-ils réglementé et géré leurs anciennes archives ? Quelles expériences pertinentes peut-on retenir des exemples comparés?
Il y a ceux qui ont ouvert toutes leurs archives, comme l’Allemagne et la Pologne, d’autres ont tout fermé comme l’Espagne. Je suis pour un modèle local et original qui prenne en compte nos conditions d’un contexte économique et sécuritaire très difficile. Par conséquent, nous ne pouvons pas rendre publiques toutes les archives sans passer par un traitement de ces dossiers. Car elles contiennent certes des informations concernant des opposants à la dictature mais parmi eux, il n’y a pas uniquement des militants des droits de l’Homme mais aussi des groupes jihadistes par exemple, qui représentent encore une menace pour la sécurité nationale aujourd’hui. Les exemples de l’ancien bloc de l’Est et ceux de l’Amérique du Sud sont très intéressants, nous en avons beaucoup bénéficié pour nos recherches et réflexions. Ils nous ont parallèlement incités à réfléchir à un modèle spécifique pour la Tunisie. Notre proposition s’inspire de nos possibilités et elles sont nombreuses.